La crevette nordique dans l’eau chaude

Par Émélie Bernier 6:00 AM - 21 décembre 2022 Initiative de journalisme local
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Courtoisie Pêches et Océans Canada

Amateurs de crevette nordique, il serait peut-être avisé de profiter de la ressource tandis qu’elle est encore disponible. Tous les indicateurs témoignent du déclin du petit crustacé dans les eaux du golfe et de l’estuaire du Saint-Laurent. L’approche de précaution, qui oriente les décisions du ministère des Pêches et Océans en matière de quotas de pêche, subit présentement une refonte qui pourrait avoir une incidence importante sur une industrie déjà fragilisée, et ce, dès 2024.

Le réchauffement des eaux incite la crevette à se déplacer. Son aire de répartition se réduit comme peau de chagrin. Qui plus est, le petit crustacé affronte un prédateur abondant et au sommet de sa courbe de croissance, le sébaste, dont la pêche est encore sous moratoire (voir autre texte).
La dernière revue scientifique de Pêches et Océans Canada (MPO) conclut que la biomasse de la crevette nordique a atteint ses valeurs les plus faibles des 30 dernières années. D’où l’importance d’agir promptement.

« Pour prendre nos décisions sur les quotas de pêche, on se base sur l’approche de précaution (AP). On a un indicateur de l’état de santé et en fonction de cette mesure, ça va nous dire combien de prélèvements permettre pour la prochaine saison, le TAC, ou total autorisé de capture », explique Hugo Bourdages, scientifique au sein de l’équipe du MPO.

Une révision s’impose

De l’aveu de M. Bourdages, l’AP actuelle est désuète. « On l’a développée et adoptée en 2012, elle date de 10 ans. À cette époque, on mettait autant d’importance aux données du relevé scientifique qu’aux données de la pêche commerciale. L’hiver dernier, on a conclu que notre approche adoptée en 2012 est maintenant biaisée, pour plusieurs raisons. Selon les indicateurs scientifiques, je vois une population en décroissance, mais les pêcheurs ont des connaissances, ils savent où les concentrations se trouvent donc ils ont maintenu de bons rendements. Ils ont diminué, mais pas à la même vitesse que mes données scientifiques », explique Hugo Bourdages. Cette divergence dans les sources de données « tirait l’indicateur de santé vers le haut », résume-t-il.

Photo : Produits de la mer du Canada

Les crevettes ont chaud

L’écosystème où évoluent les crevettes a connu d’importants changements. Le réchauffement climatique n’épargne pas leur habitat. « On sait que les conditions environnementales dans lesquelles on a développé notre AP dans les années 2000 ne sont plus les mêmes aujourd’hui», ajoute-t-il.
Devant ce constat, l’actualisation de l’AP s’est imposée d’elle-même. La nouvelle AP sera dévoilée en février 2024, juste à temps pour la saison de pêche.

Les populations sont classées selon trois zones, soit saine, de prudence ou critique. Des quatre stocks québécois (Esquiman, Anticosti, Estuaire et Sept-Iles), seul Sept-Iles est actuellement classé dans la zone de prudence. Les trois autres se retrouvent en zone saine. Ce classement sera revu à la lumière de l’AP actualisée. Les quotas seront immanquablement influencés par cette refonte.
Déjà, pour les années 2022 et 2023, les quotas ont été revus.

« On s’est donné deux ans pour faire notre nouvelle AP et d’ici là, MPO a octroyé des TAC plus prudents que l’AP traditionnelle aurait donné pour nous donner un peu de temps et permettre de préserver la ressource. »

Un avenir pas si rose

Pourrait-on carrément interdire la pêche à la crevette nordique?

«Dans une AP, quand on a un stock dans la zone critique, il faut avoir les prélèvements au minimum. En 2022, la ministre a pris la décision de ne pas octroyer de pêche commerciale pour le maquereau qui était dans la zone critique. La même décision a été prise pour la morue du nord du golfe», indique Hugo Bourdages. Si les résultats de ses recherches peuvent l’influencer, la décision finale appartient au MPO et à la ministre Joyce Murray.

«Ce n’est pas moi, comme scientifique, qui prend la décision, c’est pris au niveau des gestionnaires de la pêche. Pour l’instant, dans le cas de la crevette, on sait qu’on a une pêche prévue en 2023 », indique Hugo Bourdages avec prudence.

Et après? L’avenir le dira.

La pêche à la crevette en bref

Entre 2017 et 2021, la valeur moyenne des débarquements de crevette de l’estuaire et du golfe au Québec est estimée à 27,6 M$ par an. Au total, une centaine de permis de pêche à la crevette donnant accès aux zones de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent sont émis annuellement à des pêcheurs de cinq provinces, incluant 42 permis de pêche au Québec.

Gourmand sébaste

Outre le réchauffement des eaux, la crevette fait face à un autre « ennemi »: le sébaste. « On parle d’une biomasse d’un peu plus de 3 millions de tonnes de sébastes dans le golfe, c’est très important!», indique le scientifique du MPO Hugo Bourdages.
Les sébastes qui pullulent aujourd’hui dans le golfe sont nés en 2011. « On parle d’une espèce à recrutement sporadique. Elle aura un succès de reproduction faible pendant des années et à un moment donné, les larves vont survivre en grand nombre. En 2011, ça a survécu dans une ampleur jamais observée, avec l’impact qu’on connaît aujourd’hui », indique M. Bourdages. La consommation de crevette nordique par les sébastes a augmenté significativement, bien qu’on hésite à la quantifier.
Sous moratoire, la pêche au sébaste pourrait rouvrir dans un horizon rapproché, voire en 2023 ou 2024. «Le poisson est de taille commerciale, on se prépare à la réouverture, mais après plus de 25 ans d’arrêt, il y a beaucoup de discussions entre les provinces, la gestion, les pêcheurs… Qui va pêcher où quoi?», explique-t-il.
Le retour de la pêche commerciale au sébaste n’aurait cependant pas pour effet de renverser d’emblée le déclin de la crevette nordique, selon le chercheur.
«Les sébastes sont tellement nombreux! Pour influencer durablement les stocks de crevettes, il faudrait en pêcher vraiment beaucoup. Oui, ça va aider, mais pas du jour au lendemain », conclut M. Bourdages.