Tracer la voie aux femmes dans la police
Estelle Borgia accompagnée de Rachelle Caron, lors du lancement de son livre.
Dans les années 1970, Estelle Trudel Borgia a vécu du harcèlement, de l’intimidation et de la misogynie pour être une « femme police ». Qu’en est-il aujourd’hui? Entrevues avec des pionnières.
« En tant que première policière pour la ville de Hauterive, j’ai eu un parcours difficile semé d’embûches, de gestes misogynes. J’ai subi des actes d’intimidation, de harcèlement et du sexisme », a lancé Mme Borgia, lors du lancement de son livre Sur la banquette arrière, le 2 décembre à la Bibliothèque Alice-Lane de Baie-Comeau.
« Il faut savoir que dans les années 50-60, c’était difficile pour une femme de juste vouloir travailler à l’extérieur de la maison, être secrétaire, maîtresse d’école, infirmière. Alors, envisager, dans les années 1970, qu’une femme puisse évoluer dans un service de police qui, à l’époque, est considéré comme le corps d’emploi le plus sexiste d’entre tous, c’était impensable », poursuit-elle.
Pourtant, malgré les coups et les trahisons de ses collègues, Mme Borgia a fait ses preuves et elle a ouvert la voie aux femmes. Elle est devenue la première sergente au Québec, la première capitaine au Canada et la première présidente d’une fraternité.
Durant sa carrière baie-comoise, qui a duré huit ans, elle n’avait qu’un seul ami au sein de l’équipe. Elle devait cacher sa relation professionnelle avec Alain Ouellet « sinon les policiers étaient pour lui faire endurer ce que moi je vivais ».
« Ç’a été très difficile ce qu’elle a vécu. Elle ne méritait pas comment elle a été traitée. J’ai été témoin de plusieurs atrocités, mais je la considérais comme une femme exceptionnelle comme policière », témoigne M. Ouellet, fier de son ex-collègue.
Une culture difficile à changer
Rachelle Caron est aussi une de celles qui ont tracé le chemin pour les femmes dans le milieu policier. Originaire de l’Abitibi-Témiscamingue, elle a œuvré 25 ans dans les forces policières à Baie-Comeau. De l’intimidation et du harcèlement, elle en a vécu aussi.
Même si elle croit que la réalité a évolué pour le mieux, il reste du chemin à faire. « On n’enlèvera pas le harcèlement, ça va encore encore continuer. Quand j’ai quitté en 2020, c’était encore présent et les femmes en position de gestion, c’est encore pire. Nous sommes jugés encore plus difficilement. C’est une culture difficile à changer. Ça prend du temps », commente Mme Caron.
Dans les années 1970, quand Mme Borgia a commencé sa carrière, « ce n’était pas facile dans un milieu d’hommes », selon la commandante à la retraite. « Aujourd’hui, il y a plus de femmes, mais il y a encore du jugement beaucoup. »
Quand Rachelle Caron était commandante, il était difficile pour une équipe d’hommes d’être gérée par une femme.
« Ce qu’elle [Estelle Borgia] a vécu à un certain niveau, c’est vraiment plus que moi, mais c’est les séquelles que ça laisse après. Ça l’ébranle, on se questionne. C’est tellement insidieux le harcèlement que je comprends ce qu’elle a vécu parce que moi c’est la continuité du travail à faire pour avoir davantage de femmes en poste de gestion, car encore aujourd’hui en 2023, il y en a très peu », divulgue-t-elle.
Première officière et première commandante sur la Côte-Nord, Mme Caron a été la seule femme inspectrice au Québec pendant plus d’un an. Elle enseigne maintenant en Techniques policières au Cégep de Baie-Comeau.
« C’est un métier extraordinaire. On est là pour aider. La femme, elle a sa place dans le milieu policier. Les hommes et les femmes sont faits pour collaborer ensemble, mais il faut se parler pour se comprendre », conclut-elle.
Mettre ses limites
De son côté, Nathalie Lebrun, lieutenante et responsable du poste de la MRC de Sept-Rivières à Sept-Îles depuis le 9 octobre, a toujours su mettre ses limites. Elle a toujours senti qu’elle était à sa place, même lorsqu’elle était la seule femme dans un groupe de 80 hommes.
« Il n’y a jamais eu de débordements. Ça ne passerait plus. En 1998 [quand elle a commencé sa carrière], non plus. On a des valeurs, on a des principes. On ne peut pas être discriminatoire, on ne peut pas faire ce métier si on a des visions comme ça. Jamais que j’aurais accepté de tels gestes, mais je n’en ai pas vus », affirme Mme Lebrun.
Elle admet tout de même avoir vécu de la pression, mais pas de ses pairs masculins. « Il y avait de la pression, mais pas nécessairement de mes collègues. C’était la pression d’être la première que nous autres on se met sur les épaules, la pression de bien performer parce qu’on a des tests à réussir », dévoile celle qui trouve « gratifiant » de paver la voie aux autres femmes.
Depuis qu’elle est policière, Nathalie Lebrun n’a cessé de gravir les échelons pour se placer dans un rôle de gestionnaire. Elle est notamment une des premières policières à avoir intégré l’équipe multi, qui conduit des véhicules tout-terrain et des motoneiges. Elle était également la première sur l’unité d’urgence (aujourd’hui appelée module d’intervention) pour la recherche de personnes disparues.
« Je n’ai pas eu d’embûches pour y arriver. Le gros du travail avait été fait. C’est sûr que ç’a dû ne pas être facile comme tout premier chemin qu’on doit faire. Il faut être conscient qu’on a un chemin à tracer », laisse savoir la lieutenante, originaire de Havre-Saint-Pierre.
Une lutte qui se poursuit
L’initiative d’Estelle Trudel Borgia d’écrire ses mémoires et de livrer son parcours à travers les 300 pages de son roman se veut un « combat qui se poursuit », selon la co-autrice Marie-Chantal Tanguay. « C’est la lutte contre le harcèlement, l’intimidation. C’est une lutte féministe », dit-elle.
Comme en a témoigné Karine Trudel, par la lecture d’une lettre poignante à sa mère, Estelle Borgia a toujours lutté pour la justice. « Mais ce qu’elle ne savait pas, c’est que cette justice-là, elle le faisait au nom des femmes qui ne pouvaient pas évoluer comme elles le voulaient dans des milieux non traditionnels », a-t-elle clamé.
Même si les femmes sont plus nombreuses au sein des forces policières, on est encore loin de la parité, a rappelé Mme Trudel. C’est pourquoi l’équipe a décidé de mettre sur pied une association femmes et carrière qui deviendra une sororité pour les policières du Québec. Une somme de 1 $ par livre vendu sera versée à l’association qui créera une plateforme d’échange.
« Notre objectif est d’offrir de la formation pour le leadership féminin, leur permettre d’envisager d’accéder à des postes-cadres, de pouvoir les soutenir et de leur offrir du mentorat avec des femmes qui ont marché le chemin », a expliqué Karine Trudel.
Leur souhait : « que l’égalité de traitement ne soit plus un idéal, mais une réalité vécue et que les leçons de l’expérience d’Estelle servent ».
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