La faim de la p’tite Karelle*

Par Karine Dufour-Cauchon 11:00 AM - 29 décembre 2021
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Ma p’tite Karelle, je sais que t’as faim. Que ce soit avant d’embarquer dans l’autobus, en rentrant dans la classe de Mme Anita ou en revenant à la maison, ton bedon gargouille. Pour ceux qui ignorent ce que tu vis, je vais tenter de leur faire vivre une journée dans tes p’tits souliers usagés. Je leur dédie cette lettre, même si ton nom y est fictif.

Tu te lèves le matin, parfois il y a des toasts sur la table, des fois du lait, du jus, et des fois rien. Tu prends ton sac à dos, ta mère te dit «je t’aime» et c’est parti pour la p’tite école. Tu n’écoutes pas toujours Mme Anita. Parfois c’est parce que t’as pas l’énergie, ou parce que tu es dans la lune.

La cloche de la récréation sonne. Tout le monde sort sa p’tite collation. T’as beau fouiller dans ton sac, toi, t’en as pas. Tu vas devoir attendre de retourner à la maison pour manger ce qui sera trop souvent ta première bouchée de la journée.

Parfois ta mère, parfois ta grande sœur, va te faire à dîner. «Enfin», que ton estomac se dit. Du macaroni, du baloney, parfois une belle soupe, de la viande une fois de temps à autre, ça varie selon le moment du mois. T’es pas encore assez vieille pour faire la corrélation entre le contenu de ton assiette et le 1er  inscrit sur le calendrier.

Tu retournes à l’école, l’atelier de bricolage se passe bien. L’heure de la récréation revient bien assez vite. Le temps passe plus vite, quand l’estomac cesse de se plaindre.

T’aime pas le ballon chasseur, mais bon, il faut ce qu’il faut. Les autres mangent des collations, mais toi,
t’en n’as pas plus dans ton sac. Parfois, une fille de ta classe vient partager son fromage avec toi. T’es contente. D’ailleurs, la p’tite Frédérique ne donne pas juste son fromage, elle va aussi donner de son temps en t’apprenant à faire des nœuds pour attacher tes espadrilles.

Ces godasses-là, elles étaient à quelqu’un avant toi, mais tu ne t’en soucies pas. L’important, c’est de ne pas dire que tu les as magasinées avec ta mère au sous-sol de l’église.

Tu t’es échappée une fois lorsqu’on te posait des questions sur ton « manteau laitte». Faudrait pas relancer le débat en disant que tes souliers viennent de la même place… 

À la fin de la journée, tu retournes à la maison. Bon, ce n’est pas une maison comme celle de ta voisine d’en face. Y’a pas deux autos devant, des modules de jeux, un gros chien toujours joyeux et un gros garage.

Toi, en face, tu restes dans une bâtisse à trois lettres. HLM, tu ne sais pas encore tout à fait lire, tu t’en fous. Tu sais seulement que ça a toujours été ta maison, et c’est ce qui compte.

Au souper, si t’avais pas eu ni déjeuner ni collation, qu’un bref dîner, t’allais peut-être en redemander. Tu voyais parfois ta mère vider sa propre assiette au profit de la tienne ou même celle de tes frères et ta sœur. Elle n’avait peut-être plus faim, te disais-tu naïvement, avant d’attaquer les devoirs et leçons.

Des journées comme cela, t’en auras souvent. Par contre, un Noël sortira du lot. Tes amis vont demander toute sorte de choses au père Noël. Toi, t’avais entendu ta mère demander «un garde-manger plein, pis du manger sur la table». Lors de ta rencontre avec le père Noël de passage chez vous, à La Malbaie, tu vas lui partager le vœu de ta mère. Il va t’avoir écoutée.

Tu t’en souviens encore. Des gens sont venus porter des boîtes gigantesques avec des tonnes de choses à manger. Dans les films, c’était ça, un miracle de Noël. 

En 2021, t’as plus 6 ans, t’en as 24. Tu comprends beaucoup plus de choses, surtout que t’es devenue journaliste.

Vous comprendrez que je ne suis pas très douée pour trouver des noms fictifs.

Aujourd’hui, je ne crois plus au père Noël ou aux miracles. Je crois en un filet social solide et à une communauté qui se tient serrée. Si mes
nombreuses entrevues m’ont appris quelque chose dans les dernières années, c’est que sur le terrain, des petites Karelle, des petites Karine, il y en a plein.

Peut-être ces écoliers aux ventres vides avec leurs parents à la bourse serrée n’ont pas de manteau troué ni de souliers percés, mais ils sont bien là. Invisibles, mais parfois à un jet de pierre de notre douillet chez-soi. 

À ceux qui ont eu faim, courage. Courage d’avancer dans la vie avec la ceinture serrée et le menton bien haut. Vous êtes faits fort, c’est vrai.

Par contre, le courage, c’est aussi d’être capable de prendre le téléphone et de demander de l’aide. La honte et l’orgueil n’ont pas leur place là-dedans. Les intervenants en sécurité alimentaire et budgétaire d’est en ouest du grand Charlevoix sont là pour vous donner du souffle et vous aider à vous remettre sur pied.

Pour garder la tête hors de l’eau, ça nous prend parfois des flotteurs, qu’on le veuille ou non.

À ceux qui n’ont jamais eu faim, tendez la main et le cœur. N’attendez pas la guignolée pour donner (de votre argent, ou de votre temps). Après Noël, les petits bedons continueront d’aller à l’école.  Vous pouvez contribuer à ce qu’ils y aillent avec un bon déjeuner pour bien partir leurs journées, pour bien partir leur vie.

En plus, personne n’est à l’abri d’un déséquilibre financier. La crise sanitaire nous a servi de leçon à cet égard.

Finalement, à vous,  Mme Anita, qui témoignerez bientôt de la démolition du théâtre de cette histoire, l’école Marguerite D’Youville: j’espère que vous me pardonnerez mes manques d’attention lorsque vous tentiez de m’apprendre à écrire. Aujourd’hui, un peu grâce à vous, je comprends le pouvoir des mots et profite de ma tribune pour envoyer un message : il y a une petite bedaine qui a besoin de vous.

Offrez-lui donc un p’tit fromage, pour voir.

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