Éditorial : Au-delà de l’adoption, le don de soi

Par Karine Therrien 7:00 AM - 3 Décembre 2020
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Une rencontre marquante, empreinte de sincérité et de bonté.  Voici le récit de Lorraine, cette femme aux mille métiers et au cœur grand comme la mer.

Dans cette histoire où trois générations se succèdent, il y a Walter, un Innu et Lorraine, une Québécoise, qui se rencontrent en 1976.  Walter a 3 enfants, Lorraine 1. Ensemble, ils auront Kateri en 1981 et emménagent sur la réserve en 1982.

En 1993, une des filles de Walter accouche de son 2e enfant.  Cette fillette s’appellera Shanu.  Lorraine est assez proche des enfants de Walter pour avoir assisté à tous leurs accouchements.  Pour toutes sortes de raisons, la jeune mère de Shanu se sent incapable de prendre en charge un deuxième enfant.  Elle songe donc à placer son bébé pour 1 mois.  Sans hésiter, Lorraine s’offre comme mère de substitution pour que la maman puisse reprendre des forces après l’accouchement. Le nourrisson sort de l’hôpital pour s’établir directement chez Walter et son épouse Lorraine.

Après 30 jours, la maman ne se sent toujours pas capable de prendre soin du bébé et songe à un placement de six mois.  Considérant que ce placement pourrait devenir permanent, une réunion de famille est convoquée chez les Jourdain.  La famille choisit d’accueillir Shanu pour la vie.  Chez les communautés autochtones, on appelle cela une adoption traditionnelle.

Cela veut dire que certains droits parentaux sont retirés aux parents, mais pas tous. De plus, il serait illusoire de couper les ponts avec la famille biologique, car en cas d’adoption traditionnelle comme celle-ci, les parents sont de la famille.

Depuis juin 2018, l’adoption coutumière autochtone est reconnue dans le Code civil du Québec. Si cette forme d’adoption rompt les liens de filiation, elle permet aux parents d’origine de conserver des droits et obligations, selon la coutume en vigueur dans les diverses nations et communautés, donc jamais très loin de l’enfant adopté ou placé.

L’enfant vit donc chez Lorraine et Walter qui jouent le rôle de parents adoptifs, mais elle connaîtra ses parents biologiques et saura qui ils sont.  Après 3 ans de cet accord, il y aura adoption légale de Shanu par les parents adoptifs.

S’installe une vie normale, une vie de famille.  Lorraine avec son tempérament d’entrepreneure, ouvre une boutique de vêtements pour enfant : « Les jardins de Shanu ».  Petit bémol en 1998, la maladie et le vieillissement des parents de Lorraine les amènent à déménager à Trois-Rivières.  Pendant une dizaine d’années, Shanu fréquentera les écoles privées de cette belle grande ville immensément loin de la culture innue et de ses traditions.  Les contacts avec sa famille biologique se font plus rares également.

Shanu, une enfant sage, enjouée et intelligente, entre à l’adolescence dans une crise identitaire qui perdurera jusqu’à l’âge adulte.  Problèmes de drogue, alcool et mal être obscurcissent sa vie.  Études abandonnées, fugues, relations houleuses avec l’autorité, conflit majeur avec ses parents adoptifs, la belle Innue s’approche de ces paradis artificiels et s’éloigne de sa réalité ainsi que de sa famille.  La DPJ (direction de la protection de la jeunesse) entre dans le portrait en 2005. Foyer d’accueil, groupe-foyer, foyer-prison, elle les a tous fréquentés.

La mission d’un parent adoptif est grande, Lorraine s’en rend bien compte. Quand on est la solution de rechange, le plan B dans la vie d’un enfant, l’on se doit d’être irréprochable et surtout de réussir là où le parent biologique n’a pas su, ou n’a tout simplement pas pu.  Le pire, c’est que l’on ne peut transmettre ce que l’on n’a pas.  La langue et la culture innue, Lorraine ne pouvait pas les transmettre, mais elle s’est concentrée sur autre chose: la stabilité, l’affection, la sécurité, l’encadrement.

Afin de permettre à Shanu de trouver son identité, de se « comprendre », la famille revient à Uashat en 2009.  Malheureusement, elle continue de fuguer, ne fréquente plus l’école régulièrement, refuse de vivre avec ses parents adoptifs.  Elle tentera des rapprochements avec tous les membres de sa famille biologique, mais n’arrive pas à créer de liens significatifs.  Son comportement et son mode de vie débridés ne conviennent à personne.

L’histoire qui se répète

En 2011, elle donne naissance à une petite fille.  À cette époque, elle n’a que 17 ans, sans domicile fixe, sans diplôme et sans conjoint.  Les services d’aide à l’enfance prennent en charge le nourrisson.  Après plusieurs placements, c’est à nouveau à Walter et Lorraine, alors âgés de 73 et 65 ans, d’offrir une stabilité à l’enfant de Shanu et de lui permettre de rester près de sa mère et dans son milieu.

N’ayant pas terminé sa crise d’adolescence, Shanu se cherche toujours.  Un deuxième enfant naîtra en 2016.  Le père et la grand-mère paternelle en assureront la garde. Shanu a encore besoin de temps pour remettre de l’ordre dans sa vie et combattre ses démons comme elle le disait elle-même.

La découverte du bonheur

En 2018, elle fait la connaissance de son dernier conjoint.   Elle commence à se prendre en main plus sérieusement cette fois-ci.  Elle s’inscrit à une Attestation d’études collégiales et malgré deux autres grossesses, des difficultés financières, elle parviendra cette fois, à presque compléter ses études et à trouver une stabilité amoureuse, familiale et financière.  Elle devient la maman qu’elle souhaitait être pour ses filles.  Étant bien entourée, au sein d’une belle-famille aidante et ayant un conjoint très amoureux d’elle, elle commence enfin à s’aimer.

Leur relation mère-fille portant encore des traces de blessures, Lorraine n’a pas pu constater le nouveau bien-être de Shanu, car c’est là, en plein bonheur, en plein accomplissement, après avoir accouché de sa quatrième fille que sa vie lui fut volée.   Shanu est décédée tragiquement le 9 novembre 2020 à l’âge de 27 ans.

Et maintenant

Lorraine n’aura pas eu le temps de se réconcilier avec sa fille.  Elle n’aura pas pu lui dire qu’elle l’aimait de tout son cœur et que malgré les crises qu’elles ont traversées, qu’elle n’a jamais perdu espoir que Shanu se reprenne en main.  Malgré tout, malgré l’impuissance, les souffrances et la peine, les blessures du passé vont se guérir.

Comme elle aime l’imager : un humain tout au long de sa vie, amasse du bagage dans son panier.  Comme une espèce de « panier de vie ».  Au fil du temps, l’humain fait du ménage, sort tout du panier.  Remet un peu de matériel dedans, mais pas tout.  Garde ce qui fait son affaire, jette les vieilleries.  Un jour, il se rend compte qu’il a mis de côté quelque chose d’important et il le remet dans son panier.  C’est comme ça qu’elle voit sa Shanu.  Une personne qui a cheminé, qui a vidé son panier des choses importantes et qui les a remises dedans au fil du temps…

Suite à son décès, Lorraine a vu Shanu la battante, sur une vidéo tournée quelques semaines auparavant dans le cadre d’un projet ayant pour thème la persévérance scolaire avant son abrupte fin de vie.  Lorraine en a été tellement fière, car elle a reconnu « sa » Shanu, sa fille, sa douce enfant, son inaccessible étoile.  Celle qui a ramé à contre-courant longtemps, mais qui naviguait dans des eaux calmes et douces depuis un peu plus de deux ans.

La réussite de Lorraine, comme maman adoptive, elle la voit dans le raccrochage de Shanu à l’école, à la vie qu’elle commençait à savourer, à la joie d’être une maman, à l’accomplissement d’être une amoureuse épanouie et à toute la persévérance dont elle a fait preuve au long de sa vie.

Maintenant, il reste la progéniture de sa fille à préserver, à aimer et à accompagner, et les souvenirs à ne jamais oublier.  À 72 ans, Lorraine est toujours le milieu de garde de son arrière- petite-fille (légalement sa petite-fille).  Walter n’y est plus, lui qui est malheureusement décédé en 2017.   Mais Lorraine continue, avec toute sa force et sa détermination, d’être un phare pour cet enfant et ainsi la guider dans la vie, avec toute sa passion, ses superbes valeurs, son courage et son amour infini.  Comme elle l’a fait pour tous ses enfants, sans aucune exception.

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