Mémoire sélective : huitième partie

Illustration Catherine St-Martin
Je me réveille au son de mon alarme. Il est 2h30 du matin. Je sors mon pied du sac de couchage et le dépose au sol. Celui-ci est encore tiède. J’allume la lampe de poche avec laquelle je dormais en cuillère. Il fait intensément noir ici. Je dirais même qu’il fait noir « comme su’l loup. » Expression dont je comprends tout le sens en cette nuit de novembre, au beau milieu de la réserve faunique de Port-Cartier. Comme chez le loup… Possiblement que, sans le bourdonnement de la génératrice placée derrière le camp, nous entendrions le hurlement dudit loup. Je n’ai pas peur. Qu’il vienne, je l’attends! Même que, s’il ne faisait pas si froid, j’irais à sa rencontre, panier en osier à la main, rempli de galettes moelleuses et fumantes.
Un craquement me fait sursauter. J’allume la petite lampe dans la cuisinette, et vérifie le thermomètre. 16 degrés. Il était temps d’alimenter le feu. Quatre rondins de bouleau plus tard, la température remonte lentement mais sûrement. Je m’assure que Lulu est confortable dans son nouvel aquarium que j’ai placé pas trop loin de la truie. Je lui ai même déniché une petite lampe chauffante pour une somme exorbitante sur Marketplace. Les gens d’ici comprennent le concept de l’offre et de la demande sur le marché de seconde main. Ma tortue se prélasse sur sa roche, heureuse d’avoir quitté son plat à laitue de voyage, ignorant tous les efforts que je fais pour la garder au chaud. Petit reptile ingrat.
Nous en sommes à notre huitième jour dans ce camp. Le shutdown de l’usine a rempli la ville de travailleurs de l’extérieur et les endroits où se loger sont devenus inexistants. Une dame qui travaille à l’hôtel où je restais m’a référé à son neveu qui possède ce chalet. Celui-ci est venu m’y déposer en pick-up m’expliquant qu’une bordée de neige imminente m’empêcherait de reprendre mon véhicule pour sortir du bois. Il reviendrait me chercher en skidoo quand je voudrai partir d’ici. Après m’avoir expliqué comment fonctionnait la génératrice, le poêle à bois, et m’avoir guidé jusqu’à la source pour y remplir des cruches d’eau potable, il a quitté me laissant seule avec Lulu, mon sac à dos et trois gros sacs d’épicerie, au milieu de cette forêt de conifères.
Huit jours à bourrer le poêle pour garder le camp chaud, à prendre des marches en forêt pour ne pas oublier le chemin vers la source, à faire cramer des toasts sur la truie, et à boire du café bouillant en regardant la rivière Pasteur. Je retarde volontairement ma descente vers la Minganie, notamment parce que je ne sais toujours pas dans quel village se trouve la mère de Francis. Je n’ai comme seul indice qu’une vieille photo retrouvée sur sa page Facebook. On y voit Francis, l’été avant sa disparition, debout sur une plage. Derrière lui se trouve une dune de sable. Ses cheveux en bataille témoignent de l’air salin et du temps venteux de l’endroit où il se trouve. Cela dit, des plages où le vent de l’est danse avec celui du nord, faisant valser le blé des dunes, il y en a plus d’une sur la Côte-Nord.
Je me recouche sur mon sac de couchage, en petite culotte et les seins nus. Ayant trop bourré le poêle, je me retrouve rapidement en sueur. Je me rendors jusqu’au lever du soleil. Plus tard dans la journée, je prends connaissance du texto envoyé plus tôt par Jérôme, le propriétaire du camp. Il m’annonce qu’une bonne tempête de neige frappera dans les prochaines heures. Il me conseille donc d’aller refaire le plein d’eau potable à la source et de rentrer le plus de bois possible. « Ça va être laitte. Ils vont probablement fermer la 138 », me dit-il. J’écoute ses recommandations et pars remplir mes cruches vides à la source. Le temps est effectivement lourd. De gros nuages sombres dominent le ciel, me menaçant soit de me mitrailler de grêlons, ou d’envoyer une armée de mangemorts à mes trousses. Le texto de Jérôme ne me rassure pas. Je ne savais pas qu’on fermait la route en cas de tempête. De retour au camp, les bras fatigués d’avoir rempli ma réserve d’eau potable, je m’attelle à la tâche du bois. Je rentre des dizaines de bûches et les dépose près du poêle. Quelques flocons tombent déjà. Je referme la porte du camp et m’étale sur le sofa, satisfaite d’avoir pris en main ma survie et celle de Lulu. Je regarde pour la millième fois la bouteille de scotch que Jérôme a laissé traîner près de son cendrier et de son jeu de cartes incomplet. J’y ai résisté depuis mon arrivée ici. Ce qui est en soi un miracle puisque, généralement, les soirs de scotch m’enchantent.
J’ouvre mon téléphone et machinalement, mon pouce va rendre visite à Instagram. Mon algorithme me présente quelques ratons laveurs domestiqués, des vidéos de videuses de comédons, et des filles très minces qui prônent la body positivity. Et bien sûr… le profil d’Alex que je parcours encore plusieurs fois par semaine. Un cercle rose entoure sa photo de profil indiquant une nouvelle story. Il ne fait jamais de story. Mes mains deviennent moites et je clique sans hésitation sur sa belle face pour y voir ce qu’il a bien voulu partager au monde entier. Deux verres de vin, un cœur, et une délicate main de poufiasse qui traîne sur la table d’un bistro du Plateau-Mont-Royal. Et c’est à cet instant, seule au cœur de cette forêt boréale, dans une tempête de neige de novembre, que j’ai appris qu’Alex était tombé amoureux d’une autre que moi.
Je décide de faire une story à mon tour. Ma main meurtrie par la pesanteur des cruches d’eau et des buches de bois, tenant un grand verre de scotch, devant la fenêtre qui donne sur la rivière Pasteur.
Je prends une grande lampée de cet alcool qui me fera échouer, encore une fois.
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