Septième partie : Mémoire sélective

Par Emilie Lajoie 8:52 AM - 17 janvier 2025
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Illustration Catherine St-Martin

Nager est le seul sport qui me rapproche le plus d’un minuscule sentiment de satisfaction et d’accomplissement. J’aurais tellement voulu être adepte de yoga ou de course à pied. Mais le monde zen m’angoisse, et ceux qui aiment courir, je les emmerde. Ça, c’est sans parler de cette espèce qui affectionne la course, le yoga, ET le ski de fond… les mêmes qui se délectent d’une poignée d’edamames en admirant leur bougie de soya qui sent la béatitude et le patchouli. BORING !

J’ai réussi à trouver un maillot de bain au Hart de la ville. Je me rends donc à la piscine municipale un peu d’avance pour trouver l’endroit. Je croise dans le complexe sportif un groupe d’étudiants qui se dirigent vers leur cours d’éducation physique. Des jeunes entre 13 et 14 ans peut-être. Un seul coup d’œil sur ce cortège me permet de repérer qui est la proie et qui sont les bourreaux de cet amas d’adultes en devenir. Dans ses bottes en suède noires tachées de calcium, elle traîne son corps, son âme déjà brisée la suit quelques mètres derrière.

Cette victime je la devine, je la saisis. C’est la fille qui portait déjà du double D à 10 ans, qui a toujours été plus grande et plus grosse que tout le monde. C’est la fille qui a senti le swing une fois en sixième année et qui reçoit encore quotidiennement des commentaires sur son odeur. C’est aussi cette fille-là qui, en secondaire 2, a tenté sa chance à Secondaire en spectacle et qui s’est fait lancer des souliers sur scène quand elle chantait « I’m Beautiful in my way Cause God makes no mistakes I’m on the right track, Baby, I was born this way ».

Elle ne chantera plus jamais de sa vie… Elle avait pourtant plus de talent que ce pseudo-humoriste de secondaire 4 qui faisait des jokes racistes. De bonnes vieilles plaisanteries fascistes qu’il entend depuis qu’il est enfant dans le garage de son paternel. Lui, il n’a pas reçu de souliers par la tête… il a reçu une ovation. 

Bref… cette proie, je saurais exactement quoi lui dire, quoi lui faire, pour lui enlever le peu d’envie de vivre qu’il lui reste. Cette pensée me déchire le ventre. Du vinaigre dans une plaie béante. Je ne suis plus cette personne. J’ai mal. Je me déteste et j’ai mal. J’ai envie de courir vers cette fille et lui chanter « There’s nothing wrong with loving who you are. She said, « Cause He made you perfect, babe » So hold your head up girl and you’ll go far. »

Mais je la regarde passer en silence, et j’espère de tout mon cœur qu’elle aura un meilleur épilogue que toi, Francis.

Je plonge dans l’eau tiède et chlorée de la piscine, et je fais mes premières longueurs sans reprendre mon souffle. Les mètres suivants sont de plus en plus faciles à faire. Je retrouve bientôt le rythme de ma respiration. Crawl, crawl, crawl, respire. Crawl, crawl, crawl… mon cœur ralenti, mon cerveau élimine tranquillement tout ce qui n’est pas nécessaire dans l’immédiat. Je suis là, ici, maintenant, vivante. Je suis vivante. Crawl, crawl, crawl, respire. Guérison. Crawl, crawl… je veux guérir. 

C’est dans le vestiaire, trempée de la tête aux pieds, que je réalise que je n’ai pas apporté de serviettes pour me sécher. Je prends le vieux chandail des Ramones d’Alex et l’enroule sur mes cheveux. L’idée que le chlore réduise à néant le restant d’odeur de son propriétaire me soulage étrangement.

Une dizaine de femmes âgées se préparent pour leur séance d’aquaforme. Elles rient aux éclats quand l’une d’elles raconte comment elle a remis à sa place un agent de sondage qui l’a appelé un dimanche matin.

« J’y ai dit que la prochaine fois qu’il appelait chez nous à cette heure-là la fin de semaine, il aurait affaire à mon mari, pis que, depuis qu’y’est mort, y’est encore moins du monde ! » 

Je ne peux m’empêcher de rire moi aussi. J’essuie le reste de mon corps avec mon coton ouaté quand l’une des femmes s’approche de moi.

« T’as oublié ta serviette, ma chérie ? Tiens, prends la mienne, j’en ai toujours deux dans mon sac ! » 

Je lui réponds gênée que je suis correcte… elle me coupe : « Ben voyons ! C’t’à croire que tu vas t’essuyer avec tes guenilles ! Prends ma serviette, tu la laisseras sur le banc en partant. »  

C’est le genre de madame avec qui on ne s’obstine pas. Je prends sa serviette et je la remercie. 

En quittant le vestiaire, après m’être séché les cheveux grossièrement sous un séchoir à mains trop bas, je passe devant une fenêtre qui donne sur la piscine. Je vois les bonnes femmes dans l’eau qui font aller leur bras. Elles papotent entre elles, sans vraiment porter attention à la jeune instructrice qui se démène en avant pour avoir leur attention.

 Je me demande si moi aussi un jour, je serai aussi ridée de rires, en maillot de bain fleuri, aussi belle que ces femmes-là qui pataugent dans cette piscine de Port-Cartier en ce mardi midi. 

J’observe quelques instants ces femmes dans leurs maillots colorés, qui rient, qui se taquinent entre elles, qui semblent assumer pleinement leurs formes, leurs rides, leurs cheveux grisonnants. J’ai une pensée pour ma mère, que je n’ai pas appelée depuis mon départ de Montréal. Ma mère qui passe sa vie à avoir peur de vieillir et de mourir. Je me demande si moi aussi un jour, je serai aussi ridée de rires, en maillot de bain fleuri, aussi belle que ces femmes-là qui pataugent dans cette piscine de Port-Cartier en ce mardi midi. 

Je sors du centre sportif, la tête encore humide, et je résiste à aller acheter une réserve de vin. Je veux guérir.