Mémoire sélective : quatrième partie

Par Émilie Lajoie 6:00 AM - 12 octobre 2024
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Illustration Catherine St-Martin

Une trentaine de kilomètres après avoir quitté Tadoussac, la sinueuse 138 me fait traverser le village des Escoumins. Une maison blanche au toit rouge règne au bout d’une presqu’île. Elle semble flotter dans le fleuve. Cette maison est comme une vieille dame portant un grand béret écarlate qui se plait à tremper ses deux pieds dans l’eau glacée pour sentir son cœur s’emballer comme autrefois. Et parfois, quand une tempête s’annonce, celle-ci rigole en tenant bien comme il faut son beau chapeau.  

La vue de cette bâtisse et de sa toile de fond provoque en moi une sorte de chaleur vive dans mon torse. Cette sensation de brûlure monte jusque dans ma gorge qui se serre, et je me mets à pleurer. Des sanglots que je me permets généralement seulement qu’à l’occasion, bien écrasée au fond de ma douche, quand je suis trop saoule pour me contenir. Qu’est-ce qui m’arrive ?

Quand j’étais enfant et qu’on me demandait où je me voyais plus tard, je m’imaginais vétérinaire de chiens (uniquement de chiens), et vivant dans une grande maison mauve, où j’aurais le droit de coller des milliers d’autocollants scintillants partout sur les murs et au plafond.

Aujourd’hui à 31 ans, je suis dans ma vieille civic grise, accompagnée d’une tortue. Je tente d’aller rejoindre la mère du jeune homme que j’ai lâchement intimidé au secondaire, lequel est porté disparu depuis plus de 16 ans maintenant. Je liche la morve salée qui coule sur mes lèvres à force de trop brailler devant une maison au toit rouge, dans un village de la Côte-Nord, sur une route qui me mènera je ne sais trop où. Les autocollants scintillants sont bien loin…

Je poursuis ma route pendant un peu plus d’une heure avant de devoir m’arrêter. Une fumée blanche s’échappe du devant de mon véhicule. Quand ça ne finit plus de bien aller…

Une affiche m’indique Pessamit. Je décide de rouler encore un peu à la recherche d’un endroit plus sûr pour m’arrêter. J’entre dans ce village. Deux chiens au pelage hirsute traversent la rue lentement comme si le chemin leur appartenait. Sur les terrains des maisons, quelques jouets d’enfants et des vélos éparpillés cohabitent avec des bidons d’essence abandonnés. Une femme en quatre roues passe à côté de moi. Ce village est différent de tout ce que je connais. La fumée sortant de mon parechoc devient de plus en plus dense. Le GPS m’annonce le restaurant Chez Berniss à quelques centaines de mètres d’où je suis. 

Arrivée devant, je ne suis pas certaine d’être au bon endroit. Les fenêtres sont sombres et le lieu s’apparente davantage à un bar abandonné qu’un restaurant. Je m’empresse de sortir de ma bagnole avec Lulu. J’entre dans le restaurant, les yeux bouffis de ma séance de braillage. Quelques personnes sont debout près de l’entrée et semblent attendre leur commande pour emporter. Une jeune femme s’approche de moi tout sourire et me demande si je veux m’asseoir pour manger. Les quelques clients, qui se connaissent visiblement tous entre eux, me regardent curieux. 

—    En fait, j’ai un problème mécanique… je dois… je sais pas… quoi faire. 

Un homme d’une cinquantaine d’années sort du restaurant sans dire un mot et va voir mon tacot. Il ouvre la portière, se penche à l’intérieur de l’habitacle et retourne ouvrir le capot. Il revient et dit quelque chose que je ne comprends pas. Une femme s’adresse à moi.

—    Il dit que c’est ta pompe à eau qui a sûrement explosé.

L’homme continue de lui parler, et celle-ci me traduit.

—    Y dit qu’il va revenir plus tard. Laisse tes clés dans ta voiture.

—    Quand plus tard ?

—    Tantôt, dit-elle en riant.

—    Ok…

La serveuse toujours souriante m’invite à m’assoir à une table et dépose un menu devant moi. Je lui pointe quelque chose au hasard, je n’ai pas vraiment la tête à manger quoi que ce soit. Je dépose le plat de plastique contenant Lulu sur la chaise à côté de moi, ce qui attire l’attention des deux jeunes enfants qui courraient de la cuisine à la salle à manger. L’un d’eux s’assoit devant moi, et l’autre vient plonger sa main dans le bac pour toucher la carapace de ma tortue. Les deux bambins me regardent avec leurs grands yeux bruns rieurs.

Je regarde autour de moi et constate que je suis la seule blanche. C’est la première fois de ma vie que j’entre en contact avec des Autochtones. Une gêne m’envahit. Ai-je le droit d’être ici ? Je farfouille ma mémoire à la recherche du peu de connaissances que j’ai à leur sujet. Allez Mari… force-toi un peu ! Bien loin au fond de ma mémoire… cette maudite mémoire sélective !

Ok !

Secondaire 1. 

Cours d’Histoire. 

M. Couture, qu’on surnommait entre nous M. Cocue. 

Deux heures consacrées aux Autochtones. 

Maisons longues. 

Nomades vs sédentaires. 

Échanges de fourrures contre des miroirs et des armes à feu. 

Fin de l’information disponible. 

J’ai honte. 

Je regrette amèrement d’avoir ignoré les discours scandalisés de ma cousine Mièle qui racontait l’histoire des peuples fondateurs à un souper de famille. J’aurais dû t’écouter Mièle… 

La serveuse dépose devant moi un burger au poulet frit en me souhaitant bon appétit. J’ai l’impression de manger chez un voisin dont j’ai totalement ignoré l’existence jusqu’à ce jour. Je prends une bouchée et donne un bout de laitue à Lulu. Les enfants rigolent et repartent en courant vers la cuisine. Je demande à la serveuse :

—    Est-ce que c’est toi Berniss ? 

Elle rit en baissant les yeux.

—    Non. Veux-tu du ketchup pour tes frites ? 

—    Non merci.

Je ne sais pas combien de temps il faudra avant que je récupère mon véhicule, mais pour l’instant, je dois faire face à ma propre ignorance en dégustant le meilleur burger au poulet que j’ai mangé de ma vie.