Mémoire sélective : troisième partie
Illustration Catherine St-Martin
J’éteins le moteur de mon tacot, et je laisse la fenêtre côté passager entrouverte pour Lulu. Elle pourra humer l’air du fleuve avec ses deux petites narines grosses comme des graines de sésame. Parlant d’oxygène, je ne pense pas avoir respiré depuis mon départ de Montréal.
Le traversier quitte la rive et la voix anonyme d’un homme tout aussi anonyme nous explique quoi faire advenant que le navire coule. Je ne l’écoute pas. Je m’extirpe de ma voiture, mes cuisses laissent une trace humide sur le siège. Quelques frites que j’ai échappées en conduisant tombent sur le sol… la grande classe.
Je m’étire, et me dirige vers les rambardes. Une lumière de soir de fin d’été loge encore le ciel. Les montagnes sombres bordent le fleuve. Des géantes tranquilles. Ça me rappelle les spectacles d’ombres chinoises que je faisais enfant. Je prends une grande bouffée d’air. Si j’étais heureuse et optimiste, j’observerais attentivement l’eau dans l’espoir de voir une baleine. Mais je ne suis ni heureuse ni optimiste, et les clichés m’emmerdent. Et quoi de plus cliché que de cultiver le désir d’entrevoir une baleine à Tadoussac.
Un homme s’adosse près de moi et s’allume une cigarette. Il ne regarde pas le paysage. Son regard vide trahit les nombreuses fois où il a pris ce traversier. On s’habitue à tout faut croire, même aux plus belles choses. Il termine sa clope et balance son mégot par-dessus bord. Ça me donne brutalement envie de le balancer lui, par-dessus bord. Tenez, chères baleines, un crétin pour accompagner votre entrée de Du Maurier. J’imagine cet homme sur un radeau flottant à l’intérieur d’un immense mammifère aquatique, tenant dans sa main une vieille lanterne. Allume-toi don’ une tope, la baleine éternuera et tu pourras peut-être t’en sortir vivant.
Mon Gepetto précancéreux retourne vers son véhicule, ce qui me fait sortir de ma rêverie. Je sors du traversier. Je n’ai qu’une envie : m’enfiler deux ou trois pintes de bière, deux jujubes de mélatonine et aller me coucher. Je ne suis pas habituée à faire autant de route. Je n’avais jamais dépassé Baie St-Paul avant ce soir.
Comme si ce village lisait dans mes pensées, je tombe rapidement sur L’hôtel/motel Georges. Ce sera ça pour cette nuit. La dame à la réception m’a d’emblée attribué une chambre de motel. Je la comprends, je n’ai pas la tronche ce soir pour la catégorie supérieure. J’y dépose mon sac, et je fais couler un peu d’eau dans le fond du bain pour y mettre Lulu.
Je ressors aussitôt de ma chambre à la recherche de… de quoi exactement ? Qu’est-ce que je fous ici ? Je suis à des centaines de kilomètres de chez moi, et à d’autant plus de kilomètres de celle que je cherche. Et si je finissais par trouver la mère de Francis, je lui dirais quoi exactement ?
Marcher me fera du bien. Mes pas me mènent dans le bas du village, je croise une petite chapelle à ma gauche, j’entends le son des vagues. Il fait sombre, mais je devine une plage qui longe le chemin. Mon téléphone m’indique que je suis sur la Rue du Bord de l’eau. Je salue mon flair et l’ingénuité de celui qui a choisi le nom de cette avenue. Je croise le Gibard. Sa lumière chaude et la musique qui s’y échappe me promettent récompense à ma quête d’alcool.
Je m’assois au bar. Le barman se dirige vers moi et me lance :
– Grosse journée ?
– Grosse vie. Je vais te prendre une pinte de blonde s’te plaît.
Il sourit. Je le regarde me couler ma bière.
Ses cheveux bruns bouclés qui tombent sur ses yeux lui donnent un air de gamin malgré sa trentaine avancée. Des tatouages hétéroclites colorent ses avant-bras. Mon regard accroche sur l’un d’eux qui se veut être un signe de peace, mais qui ressemble davantage au symbole de Mercedes. Il dépose mon verre devant moi.
– T’es en vacances ?
– Non… pas vraiment. Je… dois aller visiter quelqu’un en Minganie.
– Ah ouais ? Où ça en Minganie ?
– J’sais pas…
Il me sourit à nouveau. Un sourire à la fois doux et moqueur.
– Première fois sur la Côte-Nord ? Me demande-t-il
J’acquiesce.
– Fais attention, on s’y ancre vite.
Il me raconte qu’il était venu y passer un été. Sept années se sont écoulées depuis, et il y est encore. J’entame déjà ma troisième pinte. L’alcool fait son effet, j’ai les mains un peu engourdies, je me sens plus calme, détendue. Le bouclé continue de servir ses autres clients. Je ne le quitte pas des yeux. J’ai l’impression qu’on se connaît, mais ce n’est qu’une impression. En fait, il y a quelque chose dans son regard que je reconnais. Cette petite étoile éteinte qu’on retrouve dans l’œil de ceux qui ont été brisés. Ce soir, j’ai quand même le sentiment qu’il a trouvé ici de quoi se réparer.
Bientôt minuit. Si ce n’était pas déjà fait, je me changerais en citrouille. Je paye mes bières et me dirige vers la sortie. Juste avant de partir, j’entends le barman me dire :
– Bonne route vers la Minganie !
Son sourire me donnerait envie de finir ma route ici, mais je me contente de lui répondre :
– Merci Math !
À vrai dire, je n’ai aucune idée si c’est son prénom, mais ça lui irait bien.
Je retourne au motel et me couche. Je dois reprendre la route demain.
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