Mémoire sélective : deuxième partie
Illustration Catherine St-Martin
Mon été indien n’a rien à voir avec celui décrit par Dassin. Cher Joe… Sa petite coquetterie dans l’œil me dérange autant que les relents de bonheur et de légèreté que portent ses chansons. J’hais Dassin. J’hais l’été indien. J’hais ma petite cousine Mièle qui me fusillerait « On ne dit plus ça Été INDIEN ! » Avec un prénom comme le sien, il était évident qu’elle finirait avec un toupet trop court de woke, des idéologies socialistes et des valeurs à géométrie variable. Moi, j’en n’ai pas de valeurs M-I-È-L-E ! Si tu savais comme j’en n’ai pas.
Assise sur mon divan suédois, je transpire de toutes les craques de mon corps. Dans ma télévision est figé le visage d’une femme. Une femme qui fait vingt ans de plus que son âge. Je n’ai jamais vu d’aussi grandes poches sous des yeux. Une fatigue indicible. Des rides labourent son visage. Un lit qu’une rivière de larmes a creusé depuis trop longtemps sillonne de chaque côté de ses joues. Cette femme au regard de pizzas pochettes, c’est la mère de Francis. Les cinq dernières minutes du documentaire que j’ai regardé en boucle la nuit précédente sont dédiées à un message qu’elle veut transmettre à son fils. Je repars la boîte à images. Sobre, j’ai beaucoup moins de courage. Je la regarde comme on regarde une bête agonisante sur le bord de la route. On veut voir, mais on ne veut pas voir. Alors on cligne souvent des yeux et on tourne légèrement la tête… mais on regarde quand même.
Je la regarde comme on regarde une bête agonisante sur le bord de la route. On veut voir, mais on ne veut pas voir. Alors on cligne souvent des yeux et on tourne légèrement la tête… mais on regarde quand même.
Il aurait trente-et-un ans aujourd’hui, mais elle s’adresse à lui comme on s’adresse à un garçon de 15 ans. Elle doit sûrement avoir en tête l’image de Francis à l’époque de sa disparition et non pas l’affreux portrait-robot du disparu vieillissant que la SQ a fait circuler il y a quelque temps. Qui voudrait ressembler à ces espèces de guignols dessinés par des artistes ? Personne ne ressemble à ça.
Elle souhaite dire à son fils qu’elle l’attend chaque jour depuis seize longues années. Qu’elle ne lui poserait aucune de question s’il revenait. J’imagine soudainement cette femme ouvrir la porte de sa maison et tomber sur un homme de trente-et-un ans portant la fameuse veste FOX rouge que Francis portait au moment de sa disparition, le laisser entrer dans la cuisine familiale, lui servir un bol de soupe chaude, parce qu’elle prépare assurément de la soupe chaude tous les jours depuis presque deux décennies au cas où… et lui lancer simplement : « Comment tu vas ? »
…
Merde. C’est une question ça.
On recommence.
Elle passerait sa vieille main de mère usée par l’inquiétude dans les cheveux de son fils au moment où elle ramasserait son bol vide, et lui dirait à l’oreille : « Je t’aime mon loup, je t’aime tellement. »
Cette mère qui parle à travers mon écran annonce à Francis que ceci sera sa dernière apparition publique, qu’elle a reçu un diagnostic d’un cancer récemment, le genre de cancer qui ne pardonne pas. Elle quittera leur maison familiale et ira passer les prochains mois, les derniers de sa vie, en Minganie, dans la maison où ils passaient leurs étés quand il était enfant.
« Tu sauras où me trouver mon loup. »
Je ferme ma télévision.
Je n’avais pas assimilé cette information cette nuit.
Cette femme va mourir. Elle va mourir sans lui. Sans réponse.
J’étouffe. Ma gorge se noue, mes mains tremblent. Je n’en peux plus. Je sors sur mon balcon qui donne sur Sherbrooke. En bas, une vingtaine d’automobilistes hurlent en silence et font aboyer leur véhicule à grands coups de poing sur le volant. Un itinérant lance des Cheetos sur un cycliste sans
casque qui roule en sens inverse. Deux écureuils gros comme des chats se battent pour un restant de viennoiserie trouvée dans la ruelle derrière. Les bacs à compost dégoulinent sur le trottoir et l’odeur qui s’y dégage accentue ma nausée de lendemain de veille. La belle Montréal…
Je reviens vers ma chambre, et sans trop y penser je prends deux trois morceaux de vêtement que je fourre dans mon sac à dos, j’attrape mes clés et au moment de passer la porte, je m’arrête. Je passe par la cuisine, prends un de ces gros plats de plastique qui conservent apparemment la laitue de 6 à 8 jours plus longtemps, y ajoute un peu d’eau et quelques crevettes congelées. Je sors ma vieille tortue de son aquarium et lui balance :
Viens Lulu… on part.
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