Les pélerins

Par Émélie Bernier 6:00 AM - 10 octobre 2022 Initiative de journalisme local
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Photo Dominique Villemaire

Rémi Chabot, Réjean Savoie, Lorraine Fortin et Jeannine Chabot devant les épitaphes du muret où s’est abattu l’autobus en cet inoubliable 13 octobre 1997.

Il n’y a pas de hasard ou si peu. Mercredi 5 octobre 2022. Le soleil brille à faire éclater les fenêtres. Sur le flanc des montagnes, les couleurs explosent d’heure en heure, presque narquoises de beauté!  L’appel est irrésistible. L’univers me crie un « viens jouer dehors » sans équivoque. Je cède.

Si j’étais sortie quelques minutes plus tard, si j’avais emprunté un autre chemin, si j’avais marché plus lentement ou plus vite, je n’aurais pas croisé Réjean Savoie, Rémi Chabot, Lorraine Fortin et Jeannine Chabot au pied de la grande côte des Éboulements. « C’est la bonne étoile qui t’a guidée », me dira plus tard Réjean Savoie avec sincérité. La bonne étoile, le flamboiement de l’automne, le miroitement du fleuve, le devoir de mémoire… qui sait?

Ils ne passaient pas là par hasard. Quand je les ai vus marcher vers le lieu de l’accident de 1997, Rémi s’appuyant sur sa canne, les autres avançant précautionneusement, j’ai tout de suite su pourquoi ils s’y rendaient.

Je me suis rappelé ce 13 octobre-là, il y a 25 ans. Comment l’oublier? «Des gens de la Beauce », ai-je pensé à voix haute. Ils n’ont pas été plus surpris que ça.

«Je suis venu chaque année, sauf l’an passé. C’est un pèlerinage», glisse Rémi Chabot. Dans cette tragédie, il a perdu sa sœur Yolande, son beau-frère Marcel, son beau-frère Simon, des cousins, des amis. Une partie de sa communauté. «Ça a changé la vie », glisse-t-il doucement.

Lui-même l’a échappé belle en cette inoubliable fin de semaine d’automne. «Je devais être là, mon nom était donné. C’était supposé être un voyage deux nuits, 3 jours et quand ils ont dit que c’était juste pour un soir, j’ai changé d’idée. Faire des valises pour un soir,  ça me disait pas. Si j’avais été du voyage… »

« J’en ai perdu 14. Cousins, cousines, oncles, tantes… Ma mère a perdu ses trois sœurs et  un beau-frère. Ils s’en venaient ici dans le bonheur total, les arbres pleins de couleurs, la joie… C’est une tragédie. » raconte à son tour Réjean Savoie.  

Il tient à descendre jusqu’à à la rivière où il baigne ses doigts avant de se signer doucement. Un ange passe. Ou plutôt 44…

Demeurée plus haut près des épitaphes discrètes que les familles ont disposées sur et autour du muret de pierre qui surplombe le lieu de l’accident, Lorraine Fortin et Jeannine Chabot ne cachent pas leur émotion. Ce jour-là, Mme Chabot a perdu sa sœur, son beau-frère, des cousins et des cousines. Mme Fortin a elle aussi perdu plusieurs proches, dont son beau-frère Simon.

Ce fameux 13 octobre, la rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre enflammée au village. L’accident, l’autobus, c’était leurs proches, leur gang. Et les nouvelles n’étaient pas bonnes.

Le jour même, Lorraine Fortin faisait la route avec son mari Rémi. «On voulait voir dans quel état était notre parenté », glisse ce dernier.

Mme Fortin s’en souvient comme si c’était hier. «Plusieurs familles étaient descendues. Quand on est arrivé à la Malbaie, ils ont amené tout le monde dans une pièce. Là, il y avait une grande liste avec les noms des gens qui étaient dans l’autobus… Celui-là, décédé. Celle-là,  décédée. Et ainsi de suite. Ils l’étaient presque tous…»

Le curé de Saint-Bernard, Marc-André Lachance, a aussi fait la route jusqu’à La Malbaie ce jour-là. Il a recommandé à ses ouailles de ne pas chercher à voir les victimes pour un dernier adieu. «Il nous a dit « je préfère que vous n’y alliez pas ». Lui, il avait réussi à reconnaître des personnes à leurs bagues, leurs bijoux, un peu à leurs cheveux… », se remémore Mme Fortin.

Sa sœur Lucille était du voyage.  Une miraculée. «On pense que Simon l’a prise dans ses bras pour la protéger au moment de l’accident. Elle a été longtemps dans le coma, mais elle n’avait qu’un bras cassé», raconte Mme Fortin.

Lorraine Fortin croit que la vigilance d’une infirmière, Gaëtane Saint-Pierre, a sauvé sa soeur. «Elle tenait la main de ma sœur. Elle lui disait « si tu m’entends, serre-moi la main » et Lucille l’a serrée. Ils pensaient qu’elle était décédée, mais non.  Ils l’ont réanimée deux fois. Cette infirmière nous a suivis, tout le temps. Au 20e anniversaire, elle est venue passer la soirée avec nous. On l’a revue il y a à peine deux ans, elle nous a tous reconnus… », raconte Mme Fortin.

Lucille est décédée le 13 juillet, à « 88 ans et 10 mois ». Si elle a vécu aussi longtemps, c’est parce qu’une femme a pris le temps de lui tenir la main, ce jour-là.

La gratitude de la communauté de Saint-Bernard envers les secouristes, formés ou patentés, qui sont intervenus ce jour-là est sans borne. La plus grande tragédie routière du Canada a lié par le sang et pour toujours ces deux petits villages de Beauce et de Charlevoix.  

Quelques semaines après l’accident, des dizaines de proches des victimes s’étaient déplacés à l’église des Éboulements pour venir rencontrer ceux qui avaient vu la mort des leurs de près, qui l’avaient touchée, sentie, entendue… Et pleurée.

« À l’église,  ils étaient tous là, en demi-cercle. Sais-tu? On était en deuil de nos proches, de nos amis,  mais eux avaient aussi vécu quelque chose d’horrible. On avait l’impression d’être là pour les consoler…  C’était chargé en émotion», évoque la belle dame, le regard embué.

L’accident a profondément marqué la communauté de Saint-Bernard.

« Ça a vidé la place. C’était radical », résume Réjean Savoie.

Lorraine Fortin se souvient de la désolation qui a suivi. «Tous les organismes étaient déconstruits! Il n’y avait plus personne dans la chorale, à l’Âge d’or, dans les soirées de danse, les soirées de quilles, la bibliothèque manquait de bénévoles… Tout a changé après ça. »

Aujourd’hui, Mme Fortin chante dans la chorale avec la dernière survivante de l’accident du 7 octobre, Catherine Larochelle (voir autre texte). L’histoire de Mme Larochelle avait ému le monde aux lendemains de la tragédie puisqu’elle et son mari Jacques Labrecque faisaient partie de la poignée de miraculés.

Rémi, Lorraine, Jeannine et Réjean s’apprêtent à reprendre la route pour retourner chez eux.  Les larmes ont coulé. Les mains se sont serrés. Nous nous sommes étreints. Saint-Bernard, St-Jos : nos histoires s’abreuvent à la même rivière salée.

« Y’a des beaux jours, des moins beaux jours. C’est comme la température, mais mordez dans la vie!», lance Réjean Savoie en guise d’aurevoir.

Comme ces Beaucerons venus prendre un bain de beauté charlevoisien, je répondrai encore à l’appel des couleurs et du fleuve, promis.

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